Alors que les Mémoires du comédien anglais George Sanders viennent d’être rééditées dans notre langue, Romain Artiguebère revient sur la carrière de cette élégante « fripouille » du 7ème art, dont le talent est toujours célébré dans les ciné-clubs de la capitale.
Rares sont aujourd’hui les salles obscures à offrir le dandysme British et la cynique espièglerie de George Sanders, héros discret de l’apogée hollywoodienne emporté par la vilénie et la méchanceté légères dans lesquelles tant de réalisateurs l’emprisonnèrent. C’est qu’il est dur de sortir de sa propre caricature, de s’affranchir du jeu d’acteur, sorte de seconde peau que l’on se forge et qu’on nous colle sans que l’on puisse en dire un mot ! Né en Russie puis exilé lorsque les troubles de la Révolution firent trembler Moscou, celui qui obtint l’Oscar du meilleur Second Rôle en 1951 pour All about Eve comprit rapidement l’enfer pavé de bonnes intentions que le 7ème Art ouvre aux « types », c’est-à-dire à ces comédiens happés par le système et dont les traits sont « irrévocablement et définitivement moulés », comme que le furent les siens dans « l’expression d’élégante scélératesse » que la postérité accole notamment à Vacances en Italie, où il campe un mari distant, méprisant et détaché au grand dam d’Ingrid Bergman que les charmes mortuaires de Pompéi rendront peu à peu à la vie.
Sanders fut aussi une voix – en l’occurrence un baryton, venu au Cinéma par l’entremise de ses prouesses vocales – et bien sûr un corps, une présence raffinée aujourd’hui regrettée dans l’ère du vulgaire et qui fit de certains rôles secondaires les supports essentiels du « grand tout ». Ainsi crève-t-il toujours l’écran du haut de ses sentences, de ses airs suffisants et de ses manières de fripouille aristo. Dans Rebecca, le voilà presque spectral, intrigant de passer sur l’écran tel un diable au sourire dérangeant. Et que dire de sa contribution aux Contrebandiers du Moonfleet, l’un des plus gros budgets alloués à une fiction hollywoodienne et qui marqua l’Histoire des salles obscures tant il permit le retour de Fritz Lang à la MGM avant que le réalisateur ne conspue sa propre œuvre. Peut-être Sanders comprit-il très vite la difficulté de rester au sommet, car peu à peu sa carrière sombra dans les « nanars » assumés que l’on accepte par devoir.
Aux lecteurs intéressés, je dis qu’il faut traîner ses guêtres un dimanche pluvieux aux abords du boulevard Saint Germain, à la Filmo du Quartier latin, rue Champollion, au Grand Action ou au Christine pour distinguer le sourire narquois de l’Anglais, cette prestance et cette allure présents dans près de 130 films étalés sur quatre décennies. Comme la reine récemment disparue, Sanders fut un roc sur lequel prospérèrent des générations de comédiens. Éclectique et sans rupture, sa carrière fut assurément celle d’un grand qui croisa d’autres géants. Outre Bergman, il côtoya Warner Baxter (Oscar 1929), l’éternel Robin des Bois Richard Greene, Joan Fontaine, la plus célèbre des gouvernantes Judith Anderson, mais aussi Gene Tierney et Maureen O’Hara dans Le Cygne noir, où le plus avisé des cinéphiles aurait du mal à retrouver le dandy de la perfide Albion sous son épaisse barbe de corsaire. Sanders fut aussi l’un des meilleurs appâts des réalisateurs assoiffés de succès. Preminger, Mankiewicz, Duvivier, Hitchcock mais aussi Henry King, Cukor ou Jean Renoir le firent tourner. Et les Français purent aussi apprécier sa maîtrise des classiques de notre Littérature adaptée lorsqu’il campa le Duroy de Maupassant sous la direction d’Albert Lewin en 1947.
Celui qui naquit « dans un monde appelé à disparaître » eut une ultime élégance mortuaire en choisissant sa fin et l’enveloppe de la tragédie anticipée. Mélancolique et dépressif, Sanders quitta la scène avec la plus belle des épitaphes : « Je m’en vais parce que je m’ennuie. Je sens que j’ai vécu suffisamment longtemps. Je vous abandonne à vos soucis dans cette charmante fosse d’aisance. Bon courage ». Même dans sa mort il mit une élégance d’acteur.