Retour sur la Rencontre de Gay-Lussac avec Pierre Bergounioux, le 4 mai 2017 au Lycée.

Photo souvenir des rencontres de Gay-Lu

Pierre Bergounioux entouré de Laurent Bourdelas, Jean-Pierre Levet et Pierre Laumond

L’assistance était plutôt nombreuse pour la venue de Pierre Bergounioux au lycée, exactement 50 ans après qu’il y soit passé en hypokhâgne, pour préparer le concours de l’E.N.S. où il obtint son agrégation. Il y retrouva notamment son ami Pierre Laumond, avec qui il fit une partie de ses études et qui, lui-même, enseigna au lycée en classe prépa littéraire où j’eus la chance de l’avoir comme professeur de lettres modernes.

L’émotion de l’écrivain était donc grande.

Pierre Bergounioux et les années Gay-Lussac

Marie-Noëlle Agniau commença par la lecture d’un texte écrit par Pierre pour mon Histoire de Limoges (Geste Editions, 2014), où il raconte son passage au lycée :

« Rien n’a plus compté dans mon existence que le passage par Gay-Lussac. Jusqu’au printemps de l’année du bac, j’envisageais de devenir instituteur dans la campagne voisine. C’est à quoi tout me poussait, l’isolement, l’arriération, l’indigence de la Corrèze natale. A quelques semaines de l’examen, mon professeur de lettres a rendu visite à mes parents pour les presser de m’inscrire en hypokhâgne, à Limoges. Je n’avais pas dix-sept ans. Je ne croyais pas avoir mon mot à dire et me suis rangé, la mort dans l’âme, au décret des adultes.

Gay-Lussac fut, l’espace d’une quinzaine, la négation de la vie champêtre, rétrograde, rêveuse que j’aurais menée sous le béret noir et la blouse grise légendaires des maîtres d’école. Je porte la blouse grise, mais c’est celle des internes en classe préparatoire. Et puis je m’avise très vite, au contact de mes petits condisciples, de l’ignorance morne à laquelle le désert vert dont je sors, réduit ses occupants. J’ai franchi, à mon insu, les seuils géographique, démographique, donc social, scolaire qui sépare une métropole de cent mille habitants des chétives sous-préfectures de l’arrière-pays rural, Tulle, Guéret. Après les cours, dont la teneur a changé, plus élaborée, plus exigeante, je parle librement avec de délurés compatriotes, au fond de la grande cour fermée, dans les réduits, sous les combles. Ils vont se charger de m’édifier. C’est là, grâce à eux, que j’ai accédé à l’univers second, merveilleux, de la culture lettrée. Mieux, que j’ai reçu les premiers éléments d’une conscience politique dont rien n’a plus modifié les contours ni l’orientation.

P. Bergounioux et des condisciples dans sa salle d'hypokhâgne

Retour sur les bancs de prépa avec d’anciens camarades d’hypokhâgne

Le régime auquel nous étions soumis, en 1967, restait celui, spartiate, carcéral, des lycées du Premier Empire. Mais – me croira-t-on?-, dès l’instant où m’est révélée la rayonnante perspective de la connaissance approchée, savante, les grandes salles austères, le triste réfectoire, l’immense dortoir, les sonores et froids corridors changent de signe. Ils deviennent le cadre nécessaire, heureux, bienfaisant où travailler sans relâche ni cesse à dépouiller l’âme ombreuse, anachronique que m’avait faite la vieille Corrèze pour devenir, s’il se peut, le contemporain de mon âge, être au monde, en conscience, vivre au présent.
Parce que les gens du Ministère de l’Education, rue de Grenelle, à Paris, nous tiennent toujours pour une ethnie grossière, disgraciée, inégale aux vertus et capacités nationales – des « escholiers limozins »-, il n’y a pas de khâgne, à Limoges. C’est un maître d’internat dont le nom me reste, M. Berthelemot, qui nous en parle, un soir de juin, dans la salle d’eau. Le lendemain, à la première heure, je frappe à la porte du bureau du proviseur. On me donne un dossier d’inscription. La rentrée suivante me trouvera à Bordeaux.

Mais tout ce qui a pu m’arriver, par la suite, se déduit des dix mois passés à Gay-Lussac. Je n’ai plus rien fait que transférer, si loin que mes pas m’aient conduit, les habitudes contractées, une bonne fois pour toutes, entre ses quatre murs. Si quelque chose m’amuse et m’effraie, les deux, c’est de voir le vieux monsieur que je suis devenu obéir aveuglément à l’injonction qu’un adolescent lui adresse, de Limoges, du fond du temps. »

 

L’homme de lettres limousin

L’entretien qui suivit, d’abord entre lui et moi, puis avec l’assistance (dont des élèves de khâgne), permit à Pierre de revenir sur ses sujets de prédilection, dans une langue française très élégante. Un véritable plaisir pour l’assistance !

C’est un grand écrivain dont l’écriture me touche.

Parce qu’il a écrit, dans Miette : « le haut plateau granitique du Limousin fut l’un des derniers refuges de l’éternité. Des êtres en petit nombre y répétaient le rôle immémorial que leur dictaient le sang, le sol et le rang. Puis le souffle du temps a touché ces hauteurs. Ce grand mouvement a emporté les personnages et changé le décor. On a tâché de fixer les dernières paroles, les gestes désormais perdus de ce monde enfui. »

Parallèlement mais différemment de Richard Millet et de Pierre Michon – oui, trois des plus grands écrivains français sont des écrivains limousins ! –, il a dit cette « zone imprécise, plissée, qui sépare l’Auvergne de l’Aquitaine » qui est nôtre, où une civilisation a longtemps perduré, avant de disparaître emportée par une triste modernité. Civilisation toutefois non idéalisée, qui avait tout de la froideur des salons froids de l’enfance où l’on utilisait des patins pour ne pas rayer le sol ; celle, peut-être, d’un monde étriqué qui pesait sur les aspirations adolescentes à l’ailleurs et au bouleversement : « la petite ville en quoi le monde a consisté, d’abord, pour moi, flottait dans les profondeurs enchevêtrées de la durée. »

Quand il jouait avec ses Dinky Toys, petit garçon né en 1949, il avait sans doute l’envie de monter dans la Studebaker Commander dessinée par Raymond Loewy, pour s’échapper, et rejoindre sous les tropiques, par-delà les océans, des guerilleros barbus, porteurs de tous les espoirs d’une génération, mais devenus geôliers quelques décennies plus tard. Sans doute rêvait-il aussi de forteresses volantes, comme celle dont il a imaginé la destruction dans B-17 G. Il se souvenait de la moto pétaradante de son père. Les limousines sont aussi des voitures, ne l’oublions pas : le syndrome du départ est dans nos gênes, ou en tout cas dans nos mémoires : l’épopée des maçons de la Creuse est aussi la notre. Bergounioux, lui, a abandonné « l’univers des origines [qui] ruisselait de sources, miroitait d’étangs » pour rejoindre l’Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud et devenir agrégé de lettres modernes. Il a quitté l’état de sauvagerie pour rejoindre les élites des « milieux avancés dont la sensibilité, le sentiment qu’ils ont de leur valeur, se traduisent par une stylisation de la vie quotidienne. »

En savoir plus sur le Réseau des Anciens de Gay-Lu

 

L’enseignant, l’écrivain

Pierre Bergounioux touchant le pied de la statue de gay-Lussac

Un geste porte-bonheur, familier des Anciens de Gay-Lu

Mais l’agrégé est devenu dans le même temps fonctionnaire de l’Education Nationale, subissant le collège unique et ses monceaux d’innombrables copies à corriger : « Levé à cinq heures. Je corrige des copies jusqu’à sept heures et demie (…) Quatre heures de cours. » Subissant mais participant et s’impliquant – l’éternel paradoxe des professeurs. Pierre Bergounioux est devenu un moine copiste, cistercien laïc, laborieux et émacié, il a transformé sa vie en scriptorium. Il n’a pas pris la kalachnikov mais la plume. Ecrivant encore et encore : ses Carnets de notes chaque matin, où il se fait pudique et admirable chroniqueur de l’écriture elle-même, de la vie familiale – parfois difficile –, aux côtés de Catherine, tendrement aimée, de l’apprentissage du métier de père, de la vie ou de la perte des proches, des amis et des illusions ; ses romans et ses essais ; sa correspondance, notamment avec Ernst Jünger. Sa proximité avec François Bon ou Pierre Michon. Ecriture et lecture, permanente, curieuse de littérature et de philosophie. Un homme de lettres (et de l’être). D’un monde finalement hors des temps actuels où semblent triompher l’égoïsme, le libéralisme et l’inculture.

Parti d’un monde où les héros pêchaient la truite pour aller rencontrer ceux de la Parabole de Faulkner, Pierre Bergounioux n’a cessé d’y revenir pour y traquer le mythe et nous le révéler, à nous qui nous sentions orphelins et qui étions fils de la désespérance et de la fin annoncée de l’histoire ; il nous a proposé des Simples, magistraux et autres antidotes. Il a fini par écrire : « Je suis de Brive. Si j’ai mis longtemps à concevoir qu’on puisse naître ailleurs, vivre autrement, ce fut par la force des choses. » Il nous a donné un pays et une mémoire, quand son propre père les perdait.

Sculpteur de ferraille – alors ferrailleur comme un mousquetaire, mais contre la langue et les mots –, entomologiste (Gide : « Les plus beaux sujets de drame nous sont proposés par (…) l’entomologie. »), Pierre Bergounioux nous dit l’indicible livre après livre.

A l’issue de la rencontre, Pierre Bergounioux a souhaité, piloté par Fabrice Variéras, revoir sa salle de classe, puis toucher le pied de la statue de Gay-Lussac – vieux rituel bien connu des anciens élèves.

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